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Le long des lignes de rupture

Quelque chose d’étrange s’est passé. Il y a à peine quelques années, les discussions sur le possible renversement de cette société allaient toujours de pair avec ces mêmes remarques : « Mais, bien évidemment, ça, on ne le vivra jamais nous-mêmes » ou « Si un jour ça vient ». Comme s’il était nécessaire d’énoncer cette prémisse pour éviter de s’enliser immédiatement dans l’inévitable cynisme. Ce « jamais » ou ce « un jour », les deux face d’un même mirage, tenaient le mouvement antiautoritaire sous perfusion. Ils empêchaient de mettre certaines questions sur la table. Ils imposaient des limites invisibles à nos activités. Et peut-être à juste titre. Peut-être ne pouvait-on ne rien faire de plus que garder vivantes certaines idées et pratiques dans l’ombre de la société, dans la marge des mouvements de protestation politique. Peut-être la réaction (répressive et idéologique) aux luttes des années ‘70 et ‘80 nous a-t-elle laissé abassourdis ces deux dernières décennies. La société des années ‘90 et 2000 nous laisse peu d’espace pour respirer. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose qui a changé. Malgré mon jeune âge, vit dans moi la pensée que « les conditions sociales » ne sont plus les mêmes. Mais aussi qu’une « perspective anarchiste » ne peut plus être la même et qu’il existe déjà différentes expérimentations qui tâtent les nouvelles possibilités. J’écris « malgré », mais peut-être est-ce justement à cause de mon jeune âge que je peux voir partout des changements. Dans vingt ans, il s’avérera peut-être que le monde continue toujours à tourner et que les mêmes mécanismes autoritaires d’exploitation et d’oppression font leur boulot, hormis quelques petites adaptations et restructurations ici et là. Mais que ce soit alors parce que notre enthousiasme n’a pas gagné face à la société conservatrice. Et non pas parce que nous nous serons tus quand il fallait parler, parce que nous aurons murmuré quand il fallait crier. Que ce ne soit pas parce que nous avions les mains vides, comme un mendiant le long de la route pour une miette de protestation tandis que le Progrès passait devant nous. Alors que nous aurions pu saisir le bâton avec lequel on aurait pu arrêter, au moins un instant, cette caravane macabre.

Pour mettre sur papier notre rage et trouver les mots pour exprimer nos désirs, on fait souvent recours à des écrits qui datent de bien avant notre propre naissance. Parfois on dit qu’ils sont dépassés, ces pamphlets anarchistes de l’ancien temps. Mais, justement, c’est là leur force. Au lieu d’être une application d’un modèle stérile, une reproduction visant à prouver que l’on a raison, ils se situent sur la lame du rasoir entre la critique totale et la présence dans des conditions spécifiques. Néanmoins, il faut être capable de comprendre les conditions spécifiques d’aujourd’hui. Sur le terrain social, on voit qu’aujourd’hui, après l’attaque néolibérale et idéologique à l’encontre de l’Etat social des années 90, a commencé la démolition de fait de la social-démocratie, avec la crise économique comme épée dans les reines (perversement déclenchée par l’idéologie néolibérale). Enseignement, santé, culture, transports en commun, urbanisme doivent prouver maintenant, plus que leur plus-value électorale, leur plus-value économique. Il faut épargner sur tous les domaines, il n’y a que l’appareil répressif qui reste hors d’atteinte (même si les prisons et le secteur de la sécurité sont aussi partiellement privatisés). En parallèle à ça, les maîtres européens Merkel, Sarkozy et Cameron viennent nous raconter que la société multiculturelle a fait faillite. Bref, c’en est fini de l’intégration douce, des réformes sociales et des subventions, de la distribution des places de pouvoir parmi les leaders des mouvements sociaux et des communautés. La paix sociale nous sera de plus en plus imposée durement, tandis que toujours plus de gens seront jetés par-dessus bord. Face au constat que la pauvreté augmente ou se maintient (il n’y a plus trop de perspectives d’ascension sociale), certains groupes ne semblent plus les bienvenus dans cette société. Il n’y a que le travail (décemment) rémunéré qui donne accès à l’intégration sociale, la prison devient un endroit par lequel certains passeront certainement plusieurs fois dans leur vies, les conflits de rue entre les gardiens de l’ordre et les jeunes sont devenus une constante.

Les soulèvements en Afrique du nord et son courant révolutionnaire sous-jacent trouvent aussi des échos de l’autre côté de la Méditerranée. Comme souvent, l’écho le plus médiatisé est probablement le moins intéressant. Les occupations des places publiques en Espagne (et dans d’autres pays) et les appels à une « vraie démocratie » semblent souvent n’être rien d’autre que des actes désespérés d’un électorat de gauche en pleine confusion depuis que les partis social-démocrates ont eux-mêmes enterrés le projet social-démocrate. Bien que je trouve sympathique que des gens prennent de l’espace et du temps pour remettre en question peut-être pas tout, mais quand-même pas mal de choses. Mais il serait naïf d’en rester là ; le pacifisme et le consensus des assemblées générales pompent trop d’espace et de temps. Il y en a même qui osent prétendre que les soulèvements dans le monde arabe étaient pacifistes et qu’ils ont été organisés par internet. Pour des raisons évidentes, les médias occidentaux portaient toute leur attention sur la place Tahrir, mais il me semble que c’étaient surtout les villes et villages où toutes les institutions du pouvoir (sièges du parti, bâtiments du gouvernement, commissariats) ont été attaquées et incendiées qui ont mis les régimes à genoux. Et ceux qui ont tenté de suivre Twitter lors du soulèvement en Egypte s’ennuyait à mourir tout comme ils pouvaient le faire devant la reproduction à l’infini des nouvelles d’Al-Jazeera (qui se trouvaient bien évidemment surtout sur la place Tahrir).

Au-delà des limites des désordres en cours, il y a quelques constantes encourageantes. Le grand silence face à l’Etat lors de décembre 2008 en Grèce, lors de novembre 2005 dans les banlieues françaises et lors d’autres conflits sociaux. Pas de revendications formulées, pas de représentants désignés, pas de dialogue. Les possibilités de récupération sont par là sérieusement limitées. En plus, la démocratie montre elle-même son refus d’offrir des réponses en-dehors d’une répression dure. Même face aux braves citoyens « indignés », les matraques régnaient. Probablement que l’Etat a maintenant opté pour un scénario dans lequel il stimule une guerre de tous contre tous (ou communauté contre communauté). Une tendance déjà présente et en pleine croissance sur d’autres continents. Dans une telle histoire, l’Etat base sa propre légitimité sur le rôle d’arbitre (et il n’est pas nécessairement toujours neutre).

 

Que cela soit clair, je ne suis pas à la recherche de la formule applicable au contexte social et qui fournira inévitablement la solution à tous les problèmes. Je ne pense pas non plus que le contexte spécifique soit partout pareil. C’est avec un certain amusement, mais aussi une dose d’indignation, qu’on a pu constater que l’illusion du déterminisme historique vit toujours. Et que ses mots prophétiques arrivent encore à faire tomber beaucoup de personnes sous ses charmes. Il y en a qui ont prédit l’insurrection ou la guerre civile en pointant au même moment qu’elles étaient déjà présentes. Il y en a qui ont la bouche pleine de multitude ou de démocratie de base aussi bien déjà existants qu’en devenir. Le capitalisme nous aurait fourni la base pour sa propre négation. On ne devrait que le défaire de nous et ceci par une espèce de formation d’auto-conscience, un projet politique. Je comprends que des marxistes en tout genre (post-, néo-, acolytes du jeune Marx, ou du Marx du temps de son pamphlet sur la Commune de Paris etc.) aient été assez déconcertés lorqu’il est devenu clair que les sujets révolutionnaires se transformaient en groupes-cible du clientélisme et des réformes social-démocrates. Certains ont peut-être retourné leurs vestes pour des raisons plutôt pragmatiques (la pression répressive, les racines de la carrière académique, les listes vides des adhérents…). En tout cas, une partie d’entre eux à jeté par-dessus bord la dialectique. Maintenant ils enlacent l’immanentisme. Ce même jeu philosophique par lequel le christianisme a aussi cherché à se rénover. Une fois qu’il fut clair pour tout le monde qu’il n’y avait pas de Dieu au-dessus de nous qui puisse nous punir et ou nous récompenser, et qu’une vie sans Dieu est bien sûr possible, ils nous ont raconté que Dieu était partout présent (et surtout dans les « bonnes » choses) et qu’il ne fallait pas considérer Dieu comme un être tout-puissant (et donc juste ou injuste) au-dessus de la terre (bien que certains l’aient prétendu pendant des siècles).

Ainsi, le Communisme ne serait plus le résultat d’un événement violent, politique : la Révolution. Il serait déjà présent partout et il faudrait juste que nous le portions à sa pleine conscience. De cette manière, l’aspect le plus intéressant de la dialectique, c’est-à-dire la rupture, disparaît. La rupture, ce moment où qui fait parti de la force révolutionnaire et qui voit son intérêt dans le maintien de la société actuelle devient clair. Dans la version marxiste, ceci est évidemment déterminé par les intérêts économiques respectifs et il n’est pas vraiment possible de parler d’un choix (sans quoi le sujet révolutionnaire et l’inévitabilité/déterminisme s’avèreraient bâtis sur du sable). Sans une rupture sur le plan du contenu, ni la multitude ni la guerre civile ne peuvent nous assurer qu’elles ne soient pas des continuations du projet capitaliste, qu’elles ne soient pas simplement de nouvelles formes d’apparence des mécanismes autoritaires. Il faut bien reconnaître que depuis leurs naissances, le capitalisme et l’Etat ont été assez doués dans la tâche d’étouffer la résistance en se renouvelant à chaque fois. Par la récupération et la répression (et en sacrifiant, si nécessaire, une partie d’eux-mêmes), ils ont réussi à s’adapter et à rester vivants. Et c’est justement parce qu’ils ne sont pas des corps parasitaires, mais pénétrants dans tous les rapports sociaux, qu’ils ont été couronnés de succès. Voilà pourquoi l’insurrection (individuelle) doit tellement nécessairement aller de pair avec une critique de toute autorité et avec la volonté de construire d’autres rapports sociaux. Nous devons affirmer cette rupture dans le plus de moments possibles pour éviter que nous, tant en tant qu’individus que dans notre lutte, nous laissions entraîner par des mécanismes autoritaires.

 

La démocratie n’est plus cet horizon indépassable. Elle n’est plus une évidence. La paix sociale est chaque jour un peu plus clairement une paix imposée par le chantage du travail (et l’accès à l’argent pour survivre et « vivre »/consommer) et la répression. Il ne suffit plus de vouloir provoquer des fissures dans le mur de la paix sociale. Je pense qu’aujourd’hui, le défi est plus grand. La paix sociale commence à se fissurer en de nombreux endroits. Un mécontentement et une rage rôdent. Et les prêcheurs religieux et nationalistes sont prêts à recruter. Nous devons être prêts à montrer que la solidarité, l’auto-organisation et l’action directe peuvent nous renforcer. Que celles-ci sont des idées vivantes qui peuvent nous donner de la force face au néant de l’existence capitaliste. Nous devons aussi être capables de tisser des liens entre des groupes qui sont séparés socialement et/ou géographiquement. Nous devons développer une créativité d’agir pour attaquer le pouvoir sous toutes ses formes et surtout sortir les conflits de leurs territoires traditionnels pour en donner une dimension plus large. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer « Nous voulons la révolution » parce que ce mot n’est pas vide, mais au contraire quelque chose auquel on peut donner chaque jour d’avantage de signification.

Category: français

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