Ce n’est pas uniquement la pacification sociale qui, pendant des années et des années, a mis de force notre imaginaire révolutionnaire dans une camisole. Ce n’est pas uniquement le monde du pouvoir et de l’argent qui a étouffé nos rêves les plus sauvages et irréductibles et qui les a transformés en marchandise immédiatement consommable. Ce n’est pas uniquement le grand fourre-tout des bavardages des opinions démocratiques qui a empêché nos idées de croitre et de se répandre. Tout comme ce n’est pas uniquement la pensée réactionnaire partout présente autour de nous qui nous a bâillonnés et qui nous a fait ravaler nos mots, nos pensées et nos désirs les plus profonds.
Ce sont tout autant les doctrines de notre propre mouvement qui ont ligoté nos mains, qui nous ont muselés, qui étaient des boulets à traîner. Trop longtemps nous avons cru que « la propagande » était quelque chose de mauvais, parce qu’on ne voulait certes pas ressembler à Staline, ou à Hitler. Trop longtemps nous avons cru que nous ne pourrions pas diffuser nos idées, parce que nous avions peur de ressembler à des missionnaires. Tout comme nous avons coupé à l’eau le vin antiautoritaire pour ne brusquer personne. Trop longtemps, beaucoup trop longtemps nous nous sommes bandés nos propres yeux en croyant que nos idées n’étaient pas accessibles, pas compréhensibles par la « masse ». On avait mis de côté le fait que notre chemin libératoire avait commencé de notre désir individuel de liberté et d’expérimentation, et que la confrontation avec les pensées antiautoritaires nous a donné un bon coup de pouce. Enfermés dans nos ghettos, pensant qu’on était tellement et infiniment différents de tous les autres. Que les traces de ces ghettos soient encore présentes dans un jeune mouvement qui s’en est affranchi, n’est pas surprenant. Pas surprenant, mais bien dérangeant. Ces traces entravent le plein essor de notre orgueil, notre fierté de s’appuyer sur des idées antiautoritaires, en tant qu’anarchistes, dans le monde et à la lumière du jour. Les ghettos ont fait que nous ne pouvions plus exprimer ce qu’il y avait en nous, que nous nous considérions comme des marginaux. A l’intérieur des ghettos il nous a été interdit de réfléchir, car c’était pour les intellectuels. Il nous a été interdit d’écrire, car seuls les universitaires faisaient ça. Et ainsi nous avons appris à changer, à mâcher nos mots selon les personnes à qui on s’adressait. Pivotant avec le vent, toujours pivotant avec le vent.
Pour ceux qui, la nuit, fantasmaient la révolution, il était difficile de garder ce rêve en vie. Car autour de nous, le monde devenait toujours plus totalitaire. Des compagnons disaient qu’il fallait enterrer nos rêves juvéniles, que tout ne servait de toute façon à rien. Le désir de révolution, ainsi disait-on, se limitait à attendre le grand soir. Parler d’un désir vers la révolution était aussi interdit, car c’était faire miroiter un fata morgana aux gens, c’était comme vendre des sachets criards remplis d’aire. Certains compagnons décidèrent qu’ils ne voulaient pas attendre, mais ils ont oublié que ceci ne voulait pas dire qu’il fallait ranger notre rêve révolutionnaire. L’agir dans le maintenant est parfois limité à saisir le présent, et rien d’autre. Tandis que le carpe diem ne doit pas forcément désigner l’absence d’avenir, mais justement que la conquête du maintenant est le seul chemin vers un avenir libre. Et que c’est ça notre raison de le faire.
Et ainsi des choses ont été murées dans nos têtes. On commençait à croire qu’on ne pouvait pas faire des propositions aux autres, aux gens qui n’appartenaient pas à notre club. Car on ne voulait pas être des politiciens, des autoritaires. On savait que l’auto-organisation nous était chère, mais on ne voulait pas enrichir d’autres avec nos expériences, prudes que nous étions. Et on a oublié que d’autres pouvaient peut-être aussi nous enrichir. Par crainte d’incarner quelque chose que nous ne voulions pas être pas être (et que nous ne sommes de toute façon pas), Nous avons construit des murs autour de nos pieds.
Dogme après dogme, s’ y est rajouté le dogme qu’on ne pouvait pas s’enthousiasmer en apprenant des nouvelles des révoltes, car on devrait tous garder en tête ou même mettre en avant que ce n’étaient pas des révoltes anarchistes. Nous ne sommes pas des supporters de la masse, nous n’attendons pas d’être suffisamment nombreux pour nous mettre en lutte. Nous préférons le parcours individuel partagé à la collectivité anonyme, l’épanouissement des idées libératrices que la confusion qui en s’étendant devient le meilleur bouillon de culture pour des nouveaux chefs. Mais… Un grand groupe de gens n’est pas forcément une masse, et peut aussi bien être un groupe d’individus. Qualifier de manière négative une révolte parce qu’il s’agit d’un groupe de personnes, n’a ni rime ni raison. Jauger ses acteurs depuis une position extérieure et à travers des jalons anarchistes réduit l’anarchisme à une opinion geignarde et paralysante, le dépouille de la vivacité de la lutte.
Enfin, c’était encore la solidarité qui y passait : au lieu d’entreprendre une tentative de lui rendre son contenu révolutionnaire, elle a été tamponnée d’activisme.
… le vent de l’insurrection nous aide à les rompre…
Aujourd’hui, des choses qui réveillent quelque chose au plus profond de nos êtres sont en cours. Parmi beaucoup d’entre nous, elles illuminent ce vieux rêve : se battre pour la liberté. A moitié nu, mais chacun avec son propre bagage d’expériences, on essaye à réfléchir sur l’insurrection, et sur la révolution. Il y en a pas mal qui disent que le fait que des soulèvements éclatent en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient ne nous concerne pas. Pourquoi prêter attention à des événements qui se déroulent sur d’autres continents ? Soulignons tout d’abord bien clairement qu’il ne s’agit pas là que d’événements, mais bien de soulèvements populaires, de gens qui s’organisent, qui se dressent face au pouvoir, face à l’oppression subies des années durant. Si nous, en tant qu’anarchistes, n’arrivons pas à nous y reconnaître, alors posons-nous plutôt la question de savoir où notre combativité, asséchée, est allée. Deuxièmement : nous sommes des internationalistes, arrachons donc à nouveau les frontières que le nationalisme croissant a aussi gravé dans nos têtes. En outre, ces soulèvements ont un caractère magique aussi pour nous, ici et maintenant. Ces soulèvements ont réveillé la pensabilité de l’insurrection. Ces gens courageux de l’autre côté de la Méditerranée et ailleurs nous ont aidé à abattre les murs nous bouchant l’horizon ; à nous et à beaucoup d’autres. Dans les rues de la ville où nous habitons, le mot « révolution » trouve un écho inouï. Et en fin de compte, il n’y a personne qui peut nier que la situation là-bas n’est pas en lien direct avec notre situation ici. Non seulement les politiciens et les capitalistes de partout sont les chefs partout ; non seulement notre situation est liée à celle de n’importe quel endroit dans le monde entier. Non, c’est par exemple aussi un fait que les soulèvements en Afrique du Nord ont réussi à ouvrir pendant un certain temps les portes de l’Europe Forteresse. La disparition de Ben Ali et de Moubarak, la menace du pouvoir de Kadhafi, les autorités qui aidaient l’Europe à surveiller ses portes célestes ont disparus, pourvu que ça dure. Lampedusa se remplit, Berlusconi distribue temporairement des visa, la France arrête des trains aux frontières, à Paris des harragas tunisiens occupent des bâtiments, en Belgique on les contrôles frontaliers se voient intensifiés, et ainsi de suite. La situation dans nos pays change de facto suite aux soulèvements là-bas.
En même temps, quelque chose fomente depuis un bout de temps sur le continent européen. Des mouvements contre les mesures d’austérité, le démantèlement final de l’Etat social comme on l’a connu. Du Portugal à la France, en passant par l’Angleterre, la Croatie, la Serbie, l’Albanie, la Grèce. Partout en Europe il y a de nombreuses personnes qui voient ce qu’on leur a fait miroiter (travailler dur, consommer, épargner et ensuite la retraite, le repos mérité) fondre comme neige au soleil. On pourrait en faire une lecture de désastre et de malheur, et partir de la conviction que ce moment historique aboutira à des excès de la haine de l’étranger présente partout. Des pogroms, des déportations de masse et qui sait quoi encore. Mais il y a aussi une chance que les soulèvements récents puissent faire vivre quelque chose d’autre. Quelque chose d’autre que du protectionnisme et du racisme. Est-ce que toutes ces situations en fomentation et potentiellement explosives pourraient se féconder les unes les autres, comme des pollinisations croisées ?
Un autre scénario de maléfice consiste à ce qui est déjà en cours depuis des années : la construction de nouvelles prisons et camps de déportation partout. La dissémination de caméras partout. L’extension du contrôle et de l’appareil répressif partout. La pénétration des technologies de contrôle dans l’ensemble de la « vie sociale ». La réponse des Etats à une insurrection est sans doute la répression, et cela aussi de manière préventive. Mais dans ces moments insurrectionnels, tant de choses deviennent possibles – les milliers de prisonniers évadés ces derniers mois l’ont bien démontré. Il est particulièrement facile d’éliminer l’infrastructure répressive de l’ennemi dans ces moments-là. Ils peuvent bien expériementer différents moyens pour garder sous contrôle les métropoles, mais que se passe-t-il quand le réseau des caméras de surveillance ne fonctionne plus ? Il n’y a pas une seule métropole où les flics sont aimés. Et on ne peut dire d’aucune métropole qu’elle est entièrement sous le contrôle de l’Etat.
… et à redonner le contenu à nos pratiques…
Il y eut des époques où on ne pouvait pas séparer certains mots et certaines pratiques de leur contenu révolutionnaire. Il paraissait simple de parler du monde à l’aide d’idées anarchistes.
Il y eut des époques où les idées et les pratiques antiautoritaires orientées vers la réalisation de ces idées étaient vivantes.
Aujourd’hui, certaines personnes sont capables de démontrer (ou « mettre de côté ») de la solidarité envers des soulèvements et des compagnons incarcérés pour leurs actions, tandis que la solidarité est justement essentielle pour toute insurrection et révolution, et donc aussi pour tout projet révolutionnaire. Quand des insurgés envahissent les rues d’une ville en solidarité avec une autre ville en ébullition, Il n’y a pas de doute à avoir. C’est une partie intégrante de la pratique révolutionnaire.
Aujourd’hui on s’enlise souvent dans une description de toute la laideur du monde. On intervient de manière pertinente suite à par exemple un meurtre policier, mais souvent on ne va pas plus loin qu’affirmer qu’on est contre la prison, contre les flics et contre l’Etat. Nous ne partageons pas avec d’autres la base de notre volonté d’agir, notre désir d’un monde sans autorité. Dans la ville où nous habitons, il n’y a par exemple presque personne qui aime la police ou la prison. Répéter à l’infini que nous sommes contre les prisons, n’ouvrira pas de porte. Nous avons plus de choses à dire, beaucoup plus.
Etant donné qu’une grande partie du visage de l’ennemi étatique est aujourd’hui reconnaissable par beaucoup de personnes, nous sommes capables de parler aussi d’autres choses. Des choses qui stimulent la subversion de cette société.
… dans une lutte munie d’une perspective révolutionnaire…
De quoi avons-nous besoin pour une insurrection ou une révolution ? Que devons-nous nous réapproprier, et quelle appropriation pourrait-on stimuler chez d’autres ? Comment attiser l’imaginaire révolutionnaire ? Comment rendre pensables et vivantes les idées et les pratiques antiautoritaires ? Comment nous assurer de pouvoir agir sur des bases solides, des bases qualitatives plutôt que quantitatives ? Comment pourrions-nous jeter de l’huile sur le feu de la conflictualité en y mélangeant nos idées ? Comment stimuler l’auto-organisation par affinités et la solidarité ? Comment dépasser vraiment les frontières et devenir internationalistes ? Qu’en est-il de notre connaissance du terrain ? Peut-on expérimenter d’autres manières de lutter que la lutte spécifique ? Comment une lutte spécifique peut-elle interagir à l’instar d’une « pollinisation croisée » avec la conflictualité qui se développe hors de ce terrain spécifique ? Comment stimuler et développer des moments où les démarcations deviennent claires, les démarcations entre ceux qui se battent pour l’autorité, et ceux qui se battent contre elle ?
Un projet muni d’une perspective révolutionnaire ne vise pas des victoires, mais est un devenir permanent. En aucun cas, ceci ne signifie qu’il faille foncer tête baissée. Réfléchir sur le où, le quand et le comment ne doit pas et ne peut pas être rangé dans l’armoire de la « théorie pure ». Des luttes avec de telles perspectives varient évidemment selon les contextes. L’utilisation consciente des moyens dépend du goût des compagnons, tout comme du contexte dans lequel ils agissent. Beaucoup se sont appropriés bien des moyens, il nous reste à réfléchir le « comment les utiliser ».
Nous remarquons déjà que le mot révolution est dans plein de bouches, et le contenu de leur révolution nous fait dresser les poils (on en a grave marre de ces indignés et de leur indomptable capacité de récupération). Si nous parlons de révolution, on ne peut pas la détacher des idées qui nous inspirent. La révolution sans contenu est une enveloppe dangereuse, sans que cela veuille dire qu’il faut renoncer aux défis actuels. Les défis, ils sont là. Ils s’épanouissent comme des fleurs devant nos yeux. Nous ne mettrons pas de l’eau dans notre vin, mais la conscience que les choses ne sont ni noires ni blanches (les anarchistes sont peu, mais ceux qui désirent la liberté et en ont marre de cette existence désastreuse sont nombreux) nous rend capable d’essayer, de découvrir. Et nous avons bien quelque chose à offrir. Des années d’expériences de lutte (que ce soit dans les mouvements squat ou dans les luttes spécifiques comme, par exemple, celles contre les camps de déportation), d’expérimentation avec différents moyens de lutter, le tout accompagné d’une recherche permanente de nouvelles possibilités, de nouveaux angles d’attaque et du développement d’idées et d’affinités… Nous ne disons pas cela pour nous encenser, mais comment se fait-il qu’à chaque fois que des gens dans la rue nous demandent « Qu’est-ce qu’on peut faire ? », nous restons là bouche bée. Nous, les obsédés de la question de ce qu’on peut faire, ne sommes pas capables d’aborder cette question…
Du désir le plus profond, un monde de liberté.