Aug 15, 2011 Comments Off on La vieille histoire de l’internationalisme
La vieille histoire de l’internationalisme
Un rapide regard sur la période de la première Internationale et sur les fraternités révolutionnaires qui à l’époque savaient stimuler et faire vivre, au-delà des frontières, la permanence d’une tension insurrectionnelle, en dit long sur la situation paradoxale que nous vivons aujourd’hui. Jamais, à travers l’histoire de l’homme, le transport, le voyage et la communication n’ont été aussi accessibles. Jamais les conditions de nombreux pays ne se sont autant ressemblées et pourtant, c’est comme si nous, anarchistes et révolutionnaires, n’avions jamais été aussi attachés aux frontières étatiques. Paradoxalement, la globalisation de la domination semble aller de pair avec une des-internationalisation de ses ennemis avoués.
Ce n’est pas comme si toute trace de la vieille histoire de l’internationalisme avait été effacée, mais, soyons honnêtes, la situation est misérable. Au-delà de quelques coups de pouce solidaires et, dans le meilleur des cas, un certain partage d’expériences et de projectualités, on n’est nulle part. Il suffit de jeter un regard sur le manque tout simplement honteux de perspectives autour des soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée (ou, si on veut, autour de la révolte de décembre 2008 en Grèce) pour s’en rendre compte.
Le fait que la domination ait transformé la communication en marchandise, en instrument d’abrutissement et d’aliénation, a aussi rongé le rêve de l’internationalisme révolutionnaire. Aujourd’hui, il semble que le seul internationalisme existant dans certains cercles anarchistes soit la toile globale de propagation de passivité, avec ses flux infinis d’informations incompréhensibles (car détachés de tout contexte et de toute vie), insaisissables (car destinés à la simple consommation devant l’écran) et volatiles (car immergés dans un vrai bombardement de données). C’est donc toute l’expérience du temps et de l’espace qui a profondément changé. Ce qui aujourd’hui était encore une nouvelle est déjà oublié demain. Et même si le là-bas vient toujours plus vite vers l’ici à travers les canaux d’information, il semble que l’ici est d’autant moins capable de dialoguer avec le là-bas. Il ne fait aucun doute que toute perspective internationaliste actualisée doit sans remise développer aussi une nouvelle expérience et une conception du temps et de l’espace qui lui soit propre. Sinon, elle est condamnée à crever dans le cadre temporel et spatial de la domination. On pourrait même faire le parallèle avec la vieille Internationale : à cette époque-là, en pleine croissance des Etats-nations, la création d’une espace internationale était déjà une rupture avec la domination.
De quelles manières est-ce que l’internationalisme, la solidarité révolutionnaire internationale, pourrait-il redevenir une force et laisser derrière lui son actuelle mutilation technologique et activiste ? Sauf si l’on croit qu’au plus la domination devient universelle, au plus ses adversaires doivent s’incruster dans des microcosmes locaux, voilà bien une question qui doit être remise sur la table.
On se souvient encore d’un passé pas si lointain où des anarchistes ont tenté de créer une sorte de nouvelle Internationale, tentative qui a échouée. Selon nous, la revalorisation de l’internationalisme ne devrait pas commencer par la formation d’une organisation formelle (peu importe à quel point elle se déclare elle-même « informelle »), mais à travers la multiplication consciente d’occasions, aussi bien de discussions et de rencontres que de luttes. Il est plutôt facile de se rendre compte que l’échange d’expériences de luttes est important et stimulant. Mais, s’il est vrai que l’instabilité sociale ne fera qu’augmenter dans les années à venir, et s’il est vrai que la période de la paix trentenaire sur le continent européen pourrait toucher à sa fin, il n’y a pas le moindre doute que le développement d’hypothèses revient à l’ordre du jour. Si on relit les textes et les lettres qui circulaient parmi les fraternités antiautoritaires – d’ailleurs, la plupart informelles – de l’époque de l’Internationale, on pourrait presque parler d’une vraie obsession d’hypothèses, un tâtonnement théorique et pratique permanent de l’horizon social afin de trouver des occasions qui se prêtent à mettre le feu à la poudrière et à préparer l’insurrection. Aujourd’hui, non seulement leur élan révolutionnaire, leur enthousiasme indomptable nous parle encore, mais aussi leur courage d’oser se tromper, de perdre, d’encaisser une défaite (ou plutôt une série de défaites). Celui qui aujourd’hui n’est pas prêt à se casser la tête contre le mur, conséquence toujours possible de la volonté de porter l’utopie au sein de l’affrontement, ferait mieux de se consacrer uniquement à la simple contemplation des événements. Car la complexité des conflits à venir ; la tension, comme certains l’ont décrit, entre la guerre sociale et la guerre civile ; la perte de langage pour communiquer des idées et des rêves ; la mutilation profonde et indéniable des individus ne sont pas de simples prévisions, se sont désormais des faits. A nous de retrouver le courage de rêver, à oser tenter de réaliser ses rêves dans l’élaboration d’hypothèses révolutionnaires et insurrectionnelles, que ce soit à partir d’une situation prête à exploser, d’une lutte spécifique portée à son terme de l’attaque, d’une tentative courageuse de s’insurger face à l’avancée du massacre et de la guerre civile,…
Peut-être qu’un exemple clarifiera un peu les choses. Les soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée ont, temporairement, ouvert les portes de l’Europe. Des dizaines de milliers de personnes ont clandestinement transgressé les frontières et nombre d’entre elles avaient encore le doux goût de la révolte en bouche. Face à une telle situation, entièrement nouvelle et imprévisible tout comme l’étaient ces soulèvements, il ne suffit pas de sortir de l’armoire nos recettes éprouvées de lutte contre les centres de rétention, contre les frontières. Armés des expériences de lutte qu’on a déjà, on aurait peut-être put réellement et concrètement réfléchir à comment, ensemble ou en lien avec ces dizaines de milliers de personnes, porter le soulèvement aussi sur le sol européen. Pareil d’ailleurs pour la période des soulèvements en Tunisie, Egypte,… : quelles initiatives aurait-on pu prendre pour allumer aussi ici le flambeau de l’insurrection ? Comment, d’une optique plus modeste peut-être, aurait-on pu défendre et soutenir les révoltes là-bas ? Pourquoi, par exemple, n’avons-nous pas, au-delà des actions symboliques, réellement et définitivement occupé les ambassades de ces pays, chassant les ambassadeurs qui recrutaient, comme c’était surtout le cas pour la Lybie, des mercenaires pour aller massacrer des insurgés ? Je suppose que par là, il devient immédiatement très clair qu’une approche internationaliste des hypothèses est indispensable.
Posons la question peut-être aussi autrement. Combien de fois ne nous sommes-nous pas, dans des luttes spécifiques, heurtés à des moments où il manquait simplement de suffisamment de compagnons (aussi bien en termes de quantité que de qualité) pour tenter ce qui semblait possible ? Car ne nous trompons pas, à l’époque de la traînée des insurrections en Europe, il n’y avait jamais que les compagnons qui habitaient là ! Combien de fois est-ce que, que l’étau répressif se reserrant lors d’un moment intensif (surveillance accrue des compagnons impliqués, pressions en tout genre, limitations des espaces de mouvement et aussi, perte de temps en ayant à faire face aux chiens de garde de l’Etat) aurait pu être quelque peu enrayé par l’arrivée et le séjour temporaire de quelques autres compagnons ? Je crois qu’il faut oser affronter ces questions sans à priori et sans peur, et chercher des pistes de réponses possibles. Il n’est tout simplement pas impensable d’expérimenter des formes de coordination internationale, sans avoir recours à des déclarations formelles, des congrès officiels ou, ce qui, en quelque sorte, pourrait être l’autre face de la médaille, à une obscurité totale qui ne ferait que raviver les fantasmes de l’internationale des procureurs de tous pays. Peut-être faudrait-il considérer aussi comment, à travers un bulletin de correspondances régulières par exemple, une temporalité propre et une espace propre pourraient commencer à voir le jour, indépendamment des canaux d’informations puant la logique du pouvoir.
Il ne fait aucun doute qu’il reste beaucoup de choses à dire à propos de cette question. Je suis conscient du fait que ce texte ne fait que jeter quelques pierres dans l’eau stagnante, mais je pars de l’espoir qu’elles pourraient contribuer à une discussion qui oserait ouvrir quelques possibilités.
Un voyageur